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Valérie Toranian

L’Arménie attaquée par l’Azerbaïdjan, l’épuration ethnique continue


Anush Apetyan. Soldate dans l’armée arménienne. Capturée près de Jermuk par les Azéris et torturée à mort.


Que pèse dans le rapport de forces mondial un petit peuple de trois millions d’habitants enclavé dans le Caucase, sans gaz et sans pétrole, qui voit depuis 100 ans son territoire se réduire comme une peau de chagrin ? Que pèse l’Arménie, sa civilisation millénaire, ses bijoux architecturaux, ses églises qui attestent de sa présence ininterrompue sur ses terres, face à ses voisins, des dictatures puissantes et belliqueuses : l’Azerbaïdjan et la Turquie ? L’armée azérie a lancé une offensive de grande ampleur contre le sud de l’Arménie le 13 septembre occasionnant, en trois jours, 150 morts et des centaines de blessés. 7000 personnes sont d’ores et déjà déplacées.


L’objectif de l’Azerbaïdjan ? Finir le travail. La guerre menée il y a deux ans pour récupérer les trois-quarts de l’Artsakh (Haut-Karabakh), région autonome à majorité arménienne enclavée en Azerbaïdjan, n’a satisfait que provisoirement les appétits expansionnistes de Bakou. Il manque l’élément clé du dispositif, que le dictateur Aliev et son allié turc Erdoğanrêvent d’installer pour finaliser leur projet pan turc. Créer un « corridor » au sud de l’Arménie qui créerait une continuité entre tous les pays de culture et de langue turque de la région, de la Turquie à l’Asie centrale en passant par l’Azerbaïdjan. Il faut faire sauter le verrou arménien. Occuper s’il le faut le sud de l’Arménie. Regarder une carte, c’est tout comprendre.


Tant que ce corridor, qui privera de fait l’Arménie de sa frontière avec l’Iran, seul pays avec lequel elle entretient des relations à peu près « normales », ne sera pas créé, l’Arménie n’aura pas de répit. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement de pouvoir disposer d’un accès commercial via une route. Vu le discours belliciste du président azéri qui considère le sud de l’Arménie, et même sa capitale Erevan (!), comme une terre azérie, les Arméniens redoutent que le dictateur, encouragé par ses succès militaires, ne s’arrête pas en si bon chemin et continue sa progression à l’intérieur de l’Arménie.


« La haine anti-arménienne distillée par le régime jusque dans les écoles primaires en Azerbaïdjan conduit les soldats à des comportements barbares, des actes de cruauté insoutenables. On torture, on viole, on mutile les cadavres, on les découpe en morceaux. »


Il évoquera des « provocations » arméniennes, ce qu’il vient de faire pour justifier son attaque du 13 septembre en Arménie. Comme les Russes avaient évoqué la menace des « nazis » ukrainiens sur les populations russophones d’Ukraine avant d’envahir. Des fadaises que personne n’a crues lorsqu’il s’agissait de Moscou mais que la majorité des médias a diffusées sans même prendre le temps de vérifier lorsqu’il s’agit de la propagande azérie. Comment croire une seconde que l’Arménie serait en état de provoquer et de lancer des tirs d’obus sur son voisin azéri alors que son armée est dix fois inférieure numériquement et en armement, et que ses troupes ont été décimées par la guerre de 2020 ? Et quel serait son intérêt ?


L’épuration ethnique des Arméniens, entamée avec le génocide de 1915 perpétré sous l’empire ottoman, se parachève. Année après année, c’est toujours un peu moins d’Arméniens sur leurs terres. Soit ils sont tués, soit ils fuient. La haine anti-arménienne distillée par le régime jusque dans les écoles primaires en Azerbaïdjan conduit les soldats à des comportements barbares, des actes de cruauté insoutenables. On torture, on viole, on mutile les cadavres, on les découpe en morceaux. Il suffit de regarder les réseaux sociaux azéris pour se faire une idée de l’ignominie. Des vidéos atroces circulent.


Le cessez-le-feu en vigueur depuis jeudi semble provisoire. Déjà des sources militaires indiquent des regroupements de troupes, des cargos militaires arrivent à Bakou pour ravitailler l’armée azerbaidjanaise. Qui arrêtera cette guerre ? Les Russes censés protéger l’Arménie qui fait partie de la même alliance militaire, l’OTSCE (Organisation du traité de sécurité collective), font défaut. Trop occupés sur le front ukrainien dans cette guerre catastrophique, dont ils n’avaient pas mesuré l’ampleur, ayant mésestimé la résistance du peuple ukrainien. Moscou s’en moque. Moscou, dont l’Arménie dépend… à ses dépens. Moscou, dont elle n’attend plus rien.


Moscou, qui l’avait déjà laissée tomber lors de la guerre de 2020. Moscou qui n’apprécie guère que l’Arménie ait fait sa révolution de velours en 2017 en chassant les oligarques qui lui étaient tout dévoués. La démocratie est toujours une menace pour le tsar Poutine. En Ukraine ou en Arménie. Poutine ne veut surtout pas contrarier l’Azerbaïdjan, qu’il considère comme une République « amie ».


Il veut juste maintenir suffisamment de tensions entre les deux pays pour que sa présence, comme gendarme de la région, soit à chaque fois incontournable. Il pense au futur. Il ne veut pas allumer de nouveaux fronts. La Turquie joue un rôle diplomatique de plus en plus important dans la région et aussi dans le cadre de l’affrontement russo-ukrainien. Ne pas insulter l’avenir en la contrariant. D’ailleurs qui est prêt à contrarier l’Azerbaïdjan ou la Turquie aujourd’hui ?


La France, par la voix d’Emmanuel Macron, a eu des paroles fortes pour dénoncer l’agression azérie. Contrairement à la majorité des membres du Conseil de sécurité de l’ONU qui se contentent de déplorer des affrontements et appellent à une « résolution pacifique » du conflit. La France a demandé à l’Azerbaïdjan de retirer ses troupes du territoire arménien. Mais après ? Enverra-t-on des soldats d’interposition comme l’exige la situation ? Ursula von der Leyen, présidente de la commission européenne, a récemment négocié l’achat de gaz azéri auprès du dictateur Aliev. Avoir chaud cet hiver vaut bien qu’on regarde ailleurs quand les Arméniens se font attaquer. On renvoie lâchement dos à dos agresseurs et agressés. On ne dénoncera pas et on ne punira pas l’Azerbaïdjan et la Turquie, comme on a dénoncé et puni Moscou. L’Arménie n’est pas l’Europe. Et tous les agresseurs ne se valent pas. Les Arméniens ont l’habitude du deux poids, deux mesures. C’est un peu leur histoire. Ils résistent depuis des siècles. Jusqu’à quand ?


« Qui arrêtera cette guerre ? Comment les Arméniens vont-ils, et peuvent-ils, encore résister ? Cent ans après le génocide de 1915, l’Arménie continue d’assister, impuissante, saignée après saignée, à la disparition de sa population. Une si longue épuration ethnique. »


L’Arménie a connu un moment de liesse pourtant. C’était samedi 16 septembre, lorsque Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants américains, est arrivée à Erevan pour une visite de trois jours. Des manifestants, nombreux, agitaient des drapeaux américains. Écœurés par l’attitude des Russes qui les soutiennent comme la corde soutient le pendu, les Arméniens se prenaient à rêver d’un renversement d’alliance. « L’Arménie a choisi la démocratie ». « Nous voulons être aidés par l’Amérique en tant que pays non-membre de l’OTAN », expliquaient des jeunes aux chaînes de télévision. Les élus américains se sont exprimés nombreux en soutien à l’Arménie, y compris des Républicains de premier plan comme Marco Rubio. Nancy Pelosi a dénoncé clairement « les attaques illégales et meurtrières de l’Azerbaïdjan sur le territoire arménien ». Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a lui aussi demandé le 18 septembre à Aliev de retirer ses troupes du territoire souverain arménien.


Mais ces paroles, aussi belles et réconfortantes soient-elles, n’auront aucune valeur si elles ne sont pas suivies de mesures concrètes. L’Azerbaïdjan en a vu et entendu d’autres. Sans parler de la Turquie. Et peu leur chaut. Les Arméniens n’ont jamais manqué d’amis qui pleurent chaudement sur leur sort et ont toujours manqué d’alliés prêts à les soutenir concrètement.


Qui arrêtera cette guerre ? Comment les Arméniens vont-ils, et peuvent-ils, encore résister ? Cent ans après le génocide de 1915, l’Arménie continue d’assister, impuissante, saignée après saignée, à la disparition de sa population. Une si longue épuration ethnique.

 

(c) 2022, La Revue des Deux Mondes



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