Collecte de preuves, déplacements, auditions... Dans les dossiers ouverts pour crimes de guerre en U
Collecte de preuves, déplacements, auditions... Dans les dossiers ouverts pour crimes de guerre en Ukraine, le travail de fourmi de la justice française
Trois magistrats et sept gendarmes français ont pu se rendre en Ukraine pendant une semaine en septembre 2022, pour collecter des preuves, effectuer des prélèvements et auditionner des témoins sur place. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Un an après le début de l'offensive russe en Ukraine, sept enquêtes sont en cours en France. Un travail de longue haleine pour les magistrats et enquêteurs français, qui doivent composer avec la distance géographique de la scène de crime et des moyens limités.
"La justice prend le temps de rassembler des preuves pour qu'elles soient établies. C'est très long, mais je le conçois." Sylvie Imhoff prend son mal en patience. Un an après le début de la guerre en Ukraine, les investigations sur la mort de son fils, Frédéric Leclerc-Imhoff, se poursuivent. Le journaliste reporter d'images de 32 ans qui travaillait pour BFMTV a été tué par un éclat d'obus, le 30 mai 2022, alors qu'il couvrait une opération d'évacuation de civils près de Severodonetsk, dans la région de Louhansk. Le Parquet national antiterroriste (Pnat), au sein duquel se trouve le pôle judiciaire de lutte contre les crimes contre l'humanité (CCH), les crimes et délits de guerre, a ouvert une enquête dans la foulée. Moins d'un mois après, le procureur antiterroriste a reçu la mère et le conjoint de Frédéric Leclerc-Imhoff. "Jean-François Ricard nous a dit que tout était mis en œuvre pour rassembler des preuves et pour qu'un procès ait lieu un jour", expose Sylvie Imhoff, qui "souhaite que justice puisse être rendue à [s]on fils et à tous les journalistes morts en Ukraine". Elle n'est pas la seule. "Nous avons tous été très touchés par la rapidité avec laquelle le parquet antiterroriste a ouvert une enquête et faisons entièrement confiance au procureur et son équipe", confie Anne-Sophie Pourquery de Boisserin, la sœur de Pierre Zakrzewski. Ce journaliste franco-irlandais de Fox News est mort dans l'attaque de son véhicule, le 14 mars 2022, à Horenka, au nord-ouest de Kiev. Anne-Sophie Pourquery de Boisserin espère que "toute la lumière sera faite sur la mort de [s]on frère."
Une entraide internationale "essentielle" La justice française affiche la même détermination. Au total, depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, sept enquêtes préliminaires ont été ouvertes contre X des chefs de crimes de guerre. Aucune n'est encore au stade de l'instruction, ce qui ne permet pas aux familles d'accéder à tous les résultats des enquêtes. Deux d'entre elles concernent les faits dont ont été victimes Frédéric Leclerc-Imhoff et Pierre Zakrzewski, car ils avaient la nationalité française. Les cinq autres portent sur des faits commis au préjudice de ressortissants français, alors qu'ils se trouvaient en Ukraine, notamment à Marioupol, Gostomel et Tchernihiv. Ces Français sont vivants mais ont subi, en février et mars 2022, des tirs de chars, des bombardements ou des violences de la part de militaires. Autant de faits "susceptibles d'être qualifiés de crimes de guerre", une notion codifiée par le droit international qui recouvre de nombreuses infractions, dont les attaques contre les civils.
Pour mener à bien les enquêtes sur les soupçons de crimes de guerre en Ukraine, un magistrat est mobilisé depuis plusieurs mois, quasiment à temps plein. Un impératif au regard de l'accroissement de l'activité engendré par le conflit. Les moyens du CCH sont limités. Il ne regroupe que cinq magistrats et trois assistants spécialisés en droit international pour suivre pas moins de 173 procédures, couvrir une trentaine de zones géographiques et organiser des procès. "Cela nécessite un grand investissement professionnel et de prioriser le plus urgent", acquiesce Aurélie Belliot, vice-procureure antiterroriste à la tête du pôle, qui espère l'arrivée d'un sixième magistrat.
Au quotidien, tous les magistrats collaborent avec leurs homologues dans chaque pays et à la Cour pénale internationale (CPI), parfois avec l'appui d'Eurojust (en anglais), l'unité de coopération judiciaire de l'Union européenne. Car l'entraide judiciaire internationale est "essentielle" pour ces dossiers, souligne Aurélie Belliot.En Ukraine, le conflit est très documenté. Alors, afin de retracer au mieux le fil des événements et d'identifier les responsables, les enquêteurs s'organisent au long cours pour collecter des preuves, principalement à partir des informations rapportées par les ONG, mais aussi grâce aux données déclassifiées.
Une enquête sur le terrain en pleine guerre Les investigations sont menées par les enquêteurs de l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les crimes de haine (OCLCH). "On est le bras armé du Pnat", définit le général Jean-Philippe Reiland, qui dirige cet office rattaché à la gendarmerie. Au sein du groupe Europe, une cellule dédiée à l'Ukraine, composée de sept enquêteurs, conduit un travail d'enquête "assez classique", selon le général. A une exception près et non des moindres : "La scène de crime nous échappe : elle n'est pas sur le territoire national et on y accède difficilement."
Se rendre sur place est donc primordial pour comprendre ce qui a pu se passer. Malgré les embûches dans un pays en guerre, trois membres du Pnat et sept gendarmes y sont parvenus, grâce à "la coordination judiciaire avec le parquet ukrainien", relève la magistrate Aurélie Belliot. "En septembre, on est restés une semaine et on est repartis avec une bonne valise de procès-verbaux", rapporte le commandant de l'OCLCH. Ces PV, rédigés par les autorités ukrainiennes, ont ensuite été remis aux enquêteurs français. "On est là en tant qu'invités. On assiste à ce qu'ils font, on peut orienter les investigations, mais on ne les conduit pas", explique le général Reiland. Une pratique qui s'applique à n'importe quel Etat souverain.
"On a fait des constatations à l'endroit où le véhicule de Pierre Zakrzewski a été atteint puis sur l'épave de la voiture, retrouvée dans une casse en banlieue de Kiev." Général Jean-Philippe Reiland, commandant de l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité à franceinfo
Ainsi, magistrats et enquêteurs français ont accompagné leurs homologues ukrainiens sur les scènes de crimes. Des prélèvements ont été effectués par deux experts de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), membres de la mission. L'objectif était aussi de "rechercher des témoins aux abords du lieu de l'explosion", pour les interroger avec "les standards français". Car au milieu des 70 000 dossiers en cours en Ukraine, ces sept "enquêtes miroirs" ne représentent qu'"une goutte d'eau dans la mer". "Nous, on entre dans les détails. On ramasse un maximum d'informations pour avancer", telles que la "description des auteurs présumés" ou celle "de l'uniforme", complète Jean-Philippe Reiland. "Les investigations avancent vite et bien", se félicite Clémence Witt, l'avocate de la famille de Pierre Zakrzewski. Le fait qu'elles soient menées par une équipe d'enquête commune, entre la France, l'Irlande et l'Ukraine, facilite leur progression. Des investigations en toute discrétion
Cependant, certaines informations ne sont disponibles qu'"au travers de la parole des victimes", pointe le général. C'est pourquoi l'audition des familles constitue, bien souvent, le point de départ des enquêtes, en particulier dans le cas des deux journalistes tués. "J'ai été interrogée pendant tout un après-midi sur le parcours de Frédéric, sa personnalité et ce qu'il a fait en Ukraine", relate Sylvie Imhoff, qui a rencontré un enquêteur de l'OCLCH en septembre. Mais dans les dossiers sur les soupçons de crimes de guerre commis sur des ressortissants français, certaines auditions n'ont pas encore eu lieu. Du moins pas exactement comme certains l'imaginaient.
C'est le cas pour Aurélien, qui vivait avec sa femme, Ukrainienne, à Gostomel, dans l'oblast de Kiev, lorsque la guerre a éclaté. Sa maison a été bombardée le 1er mars 2022. Le couple s'est réfugié chez des voisins pendant dix jours, dormant à même le sol. Tous deux ont ensuite pu traverser la frontière polonaise et rejoindre l'Hérault, d'où Aurélien est originaire. "Des officiers sont venus prendre notre déposition, séparément, pendant une journée complète", relate l'homme de 28 ans, encore marqué par ce qu'il a vécu. S'il se satisfait d'avoir pu livrer un "récit des faits de A à Z", il regrette que sa demande de protection en tant que témoin ait été refusée et aimerait être informé des avancées de l'enquête. "On nous laisse dans une zone d'ombre. C'est une honte", dénonce-t-il, amer.
"C'est par des proches que j'ai appris que des enquêteurs s'étaient déplacés en Ukraine." Aurélien, ressortissant français victime de bombardements à Gostomel à franceinfo
"Pour des raisons de sécurité, personne ne sera jamais prévenu en amont de nos déplacements. Mais à notre retour, toutes les personnes concernées ont été prévenues", rétorque la vice-procureure Aurélie Belliot. "Nous sommes très attentifs à la prise en charge des victimes", assure la magistrate, ajoutant que des associations requises par le Pnat peuvent les accompagner. "Des infractions complexes à établir"
Malgré tout, Aurélien croit en la justice. "Les enquêteurs m'ont dit qu'il y aurait un procès, peut-être, dans deux, trois ou... 10 ans. Malheureusement, ce n'est pas demain la veille... Ce n'est pas simple de retrouver ceux qui ont fait ça, ne serait-ce que le régiment", argue-t-il. "Nous menons les investigations dans l'objectif de permettre à un tribunal de juger les auteurs et responsables de ces faits", insiste, de son côté, Aurélie Belliot, qui tient à rappeler l'importance d'apporter "une réponse pénale" aux exactions commises.
Peu importe dans quel tribunal ou Etat le procès sera organisé. Le Pnat œuvre "au service du droit international". Cela signifie que les éléments recueillis dans le cadre d'une enquête française peuvent être transmis à l'Ukraine, à la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye (Pays-Bas), à l'Allemagne ou à tout autre pays en capacité de juger des personnes renvoyées pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité. L'inverse est aussi possible, relève Aurélie Belliot : "Ces Etats ou la CPI peuvent donner des éléments pour juger un auteur dans notre pays."
Pour les faits concernant l'Ukraine, il est encore trop tôt pour donner une échéance. A chaque fois, "remonter la chaîne de responsabilités" est difficile et "les infractions sont complexes à établir", reconnaît la vice-procureure. Mais la magistrate tient à rappeler que les procès restent dans la ligne de mire de la justice française, car ils "vont dans le sens de l'action menée" : "Ce qui compte, c'est que les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ne soient pas impunis."
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