Crimes contre l’humanité au Liberia : un procès inédit en France
Actes de barbarie, viols, exécutions sommaires : pour la première fois, une cour d'assises française va juger, à partir de lundi, des crimes contre l'humanité commis dans les années 1990 pendant la guerre civile au Liberia, où ces exactions n'ont fait l'objet d'aucun procès. Dans le box, à Paris, prendra place un commandant d'un des groupes rebelles ayant sévi dans ce petit pays d'Afriquede l'Ouest. Âgé de 47 ans, Kunti Kamara est accusé d'avoir perpétré lui-même ou supervisé des « actes inhumains », allant du travail forcé à un assassinat accompagné de cannibalisme, dans le comté de Lofa (nord-ouest) entre 1993 et 1994. Il conteste les faits.
Riccardo Milani / Hans Lucas via AFP
Interpellé en 2018 à Bobigny, Kunti Kamara comparaîtra à plus de 6 000 kilomètres de son Liberia natal en vertu de la « compétence universelle » de la France, qui lui permet de juger les crimes les plus graves où qu'ils aient été commis, dès lors que le suspect est arrêté sur son territoire. Salué par les ONG comme un « pas important » contre l'impunité, ce procès va plonger dans la première des deux guerres civiles au Liberia (1989-1996), qui ont fait 250 000 morts et figurent parmi les plus atroces conflits du continent africain. « Le Liberia est un pays où règne encore une impunité totale par rapport à ces crimes et ce procès est donc très important pour porter la voix des victimes », explique à l'Agence France-Presse Me Sabrina Delattre, qui représente plusieurs Libériens et l'association Civitas Maximas, à l'origine de l'affaire.
Une « pratique massive et systématique d'actes inhumains »
Après avoir collecté des témoignages de victimes, cette ONG avait porté plainte contre Kunti Kamara en France en juillet 2018 ? où il résidait depuis deux ans ?, conduisant à la désignation d'un juge d'instruction du pôle parisien en charge des crimes contre l'humanité. Son enquête l'a conduit à se rendre deux fois dans le comté de Lofa où a sévi le Mouvement de libération uni pour la démocratie au Liberia (Ulimo), dont Kunti Kamara était un « battlefield commander ». Ce groupe rebelle était notamment aux prises avec la faction de Charles Taylor, qui purge une peine de 50 ans de prison au Royaume-Uni pour des crimes contre l'humanité dans la Sierra Leone voisine.
Connu des victimes sous l'alias « CO Kundi », Kunti Kamara s'est rendu complice d'une « pratique massive et systématique d'actes inhumains » perpétrés contre la population civile et inspirés « tant par des motifs politiques qu'ethniques », selon l'acte d'accusation. Il aurait notamment fait subir à une de ses victimes le supplice du « Tabé » ? qui consiste à attacher coudes et poignets dans le dos parfois jusqu'à la mort ? avant de découper son c?ur et de le manger. Kunti Kamara aurait également « délibérément toléré » les viols collectifs de deux jeunes femmes, dont l'une s'est constituée partie civile. « Kunti Kamara conteste les faits. Il a indiqué qu'il avait été un soldat de l'Ulimo, mais a toujours nié avoir commis des exactions contre les civils », affirme à l'Agence France-Presse une de ses avocates, Marlyne Secci, ajoutant que son client « aborde ce procès comme quelqu'un qui va se faire juger dans un pays qui n'est pas le sien ».
Le procès filmé pour constituer des archives
Ce sera un des défis de ce procès, filmé pour constituer des archives : permettre à un jury populaire, assisté de trois magistrats, de juger des faits commis il y a trente ans dans un conflit aux racines complexes. Pour les éclairer, des victimes libériennes, un expert ainsi qu'un photographe présent au Liberia pendant le conflit participeront aux débats, prévus jusqu'au 4 novembre. « Il faudra qu'on soit tous bien attentifs à ce que les jurés comprennent bien le contexte historique, culturel et politique de ce conflit », observe Me Secci.
La France, dont la « compétence universelle » fait actuellement l'objet d'une bataille juridique, n'est pas le premier pays à juger les crimes au Liberia. En juin 2021, la justice suisse a condamné l'ex-commandant de l'Ulimo Alieu Kosiah à 20 ans de prison tandis qu'un autre cadre de ce groupe, Mohammed Jabateh, purge 30 ans de prison aux États-Unis pour parjure. « Les victimes, encore très traumatisées, ont besoin de cette justice, souligne Me Delattre, mais elles craignent les pressions d'anciens rebelles dont les réseaux restent très puissants au Liberia. »
(c) 2022, Le Point via MSN
Comments