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Sophie Landrin

En Inde, l’affaire Bhima-Koregaon ou la fabrique des coupables

Quinze intellectuels et militants, défenseurs des minorités et des basses castes, croupissent enprison sur la base de preuves manipulées

Des manifestants brûlent les effigies du gouvernement après la mort du prêtre jésuite Stan Swamy, à Ranchi (Inde), le 5 juillet 2021. [Mahadeo Sen | The Times of India via AFP]

Ils sont avocat, poète, prêtre, universitaire, travailleurs sociaux, militant, artiste de premier plan, éminents intellectuels. La plupart sont âgés. Seize hommes et femmes, connus pour leurs engagements en faveur des communautés oppressées et desbasses castes, ont été arrêtés en Inde entre 2018 et 2020 en vertu d’une loi draconienne sur la prévention des activités illégales. Jetés derrière les barreaux sans procès, ils croupissent depuis lors dans deux prisons surpeuplées, près de Bombay, sans perspective de voir leur cas examiné par la justice.


Le plus âgé, Stan Swamy, un prêtre jésuite indien, a consacré sa vie à défendre les communautés tribales indigènes, les Adivasis. Atteint de lamaladie de Parkinson, il est mort le 5 juillet 2021, à 84 ans, derrière ses barreaux, malgré plusieurs demandes de remise en liberté pour raisons médicales. Depuis sa disparition, qui a suscité une grande émotion, quatre détenus en mauvaise santé ont bénéficié d’une libération sous caution.


Les autorités indiennes les accusent tous d’avoir, en lien avec un groupe armé maoïste interdit, conspiré pour renverser le gouvernement de Narendra Modi et même planifié l’assassinat du premier ministre indien – des crimes passibles de la prison à vie.


Les faits dont les seize militants sont accusés se sont déroulés en 2018 à l’occasion du bicentenaire d’une bataille légendaire menée par des dalits à Bhima-Koregaon. En 1818, ce modeste village situé dans le district de Pune (Etat du Maharashtra) fut le théâtre d’un affrontement épique entre un petit bataillon de l’armée britannique de laCompagnie des Indes orientales, composé principalement de soldats dalits, autrefois appelés « intouchables », laplus basse caste de l’Inde, et l’armée d’un empire brahmane, formée de Peshwas, représentants des hautes castes. La bataille mit fin à l’Empire marathe, qui dominait alors la région.


Chaque année, le 1er janvier, les dalits de tout le pays affluent à Bhima-Koregaon pour célébrer l’événement, considéré comme la première victoire des opprimés contre les castes supérieures. Jusqu’alors les festivités s’étaient déroulées sans heurts, mais, le 1er janvier 2018, de violents affrontements opposèrent les dalits à une foule d’extrémistes hindous, venus en nombre équipés de drapeaux safran, et criant des slogans religieux et politiques. Une personne trouva la mort. Une plainte avait alors été déposée contre deux membres de la galaxie nationaliste hindoue et du parti au pouvoir, soupçonnés d’avoir orchestré les violences anti-dalits. Ils n’ont jamais été interpellés.


En revanche, quelques mois après ces affrontements, en juin 2018, la police de Pune a commencé à arrêter desmilitants des droits de l’homme, les accusant d’être à l’origine de ces violences. Ils auraient, la veille de la célébration, tenu une réunion publique baptisée Elgaar Parishad, à Pune, où ils auraient prononcé des discours incendiaires et provocateurs. En fait, beaucoup n’étaient même pas présents sur les lieux et il n’a jamais été avéré que cette réunion ait eu un quelconque lien avec les affrontements communautaires.


En février 2021, une société d’expertise numérique américaine a apporté les preuves d’une gigantesque machination, montrant que le dossier a été monté de toutes pièces, des années avant la réunion d’Elgaar Parishad. Arsenal Consulting, une société d’analyse numérique basée dans le Massachusetts, sollicitée par les avocats d’un desaccusés, Rona Wilson, a examiné les copies des disques durs de ses ordinateurs, ainsi que les messageries électroniques appartenant à plusieurs militants. La conclusion est accablante : des documents ont été insérés volontairement dans l’ordinateur de Rona Wilson à l’aide d’un logiciel malveillant pour le compromettre, ainsi que ses coaccusés. Parmi la vingtaine de lettres trouvées, l’une évoquait un projet d’assassinat de Narendra Modi. Ces pièces ont ensuite été utilisées par la police de Pune puis par l’Agence nationale d’investigation comme élément à charge.


Trois mois après ces premières révélations, Arsenal Consulting, en juillet 2021, publiait un second rapport démontrant que l’ordinateur d’un autre accusé, l’avocat spécialiste des droits de l’homme Surendra Gadling, avait également été piraté – une information dévoilée par le Washington Post. Enfin, en décembre 2022, l’entreprise américaine a mis au jour le même procédé concernant les ordinateurs du défunt père Stan Swamy.


Les experts d’Arsenal Consulting estiment qu’ « il s’agit de l’une des affaires de falsification de preuves les plus graves que l’entreprise ait jamais rencontrées » . Mise en cause, l’Agence nationale d’investigation indienne s’est contentée de répondre qu’elle avait effectué une analyse par un cabinet d’experts gouvernemental et que rien n’indiquait que l’ordinateur portable avait été compromis par un logiciel malveillant, et qu’elle rejetait le rapport d’un « cabinet privé » .


Un autre élément vient accréditer la thèse d’une manipulation : les numéros de téléphone portable d’au moins huit des accusés ont été espionnés avant leur arrestation à l’aide du logiciel Pegasus, de la société israélienne NSO.


Une commission présidée par un ancien juge à la Cour suprême à la retraite, constituée en 2018, devait remettre ses conclusions sur le déroulé des événements dans un délai de quatre mois. Cinq ans sont passés. La commission a bénéficié de dix prolongations, et elle n’a toujours pas terminé ses travaux. Le 17 janvier, elle a obtenu du gouvernement du Maharashtra un délai supplémentaire de trois mois, jusqu’au 31 mars.


Face à l’acharnement des autorités, des parlementaires européens, des Prix Nobel et des personnalités internationales ont écrit une lettre à Narendra Modi pour demander la libération des prisonniers. Des ONG comme Amnesty International se sont mobilisées. En vain.


« Terroriser les intellectuels » Pour les intellectuels indiens, l’affaire, connue sous le nom de « Bhima-Koreagon », a provoqué un véritable traumatisme. « C’est un message envoyé à tous les militants, tous les dissidents, que personne ne peut être tranquille, personne n’est à l’abri. L’affaire est vertigineuse car les militants étaient ciblés depuis très longtemps » , juge Siddharth Varadarajan, le patron de The Wire, un site d’investigation indépendant.


Pour le philosophe Shaj Mohan, spécialiste de l’hindouisme et des castes, le gouvernement ne ciblait pas seulement les dissidents, mais plus spécifiquement les défenseurs des basses castes. « Le RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh, l’organisation-phare du nationalisme hindou] et le gouvernement, assure-t-il, craignaient alors qu’un important mouvement de protestation et une nouvelle mobilisation n’apparaissent à la suite des célébrations du Bhima-Koregaon. Les mesures extrêmes prises par le gouvernement visaient donc à terroriser les intellectuels et les écrivains des castes inférieures. En emprisonnant ou en impliquant faussement les principaux dirigeants et intellectuels, le gouvernement espère également empêcher tout développement futur de mouvements autonomes des castes inférieures dans le pays. » Sur le volet judiciaire, le dossier est au point mort.

 

(c) 2023, Le Monde

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