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Pierre Lepidi

Génocide des Tutsi au Rwanda : des procès majeurs en attente en France

Selon le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, « une centaine de personnes liées, de près ou de loin, aux massacres de 1994 vivent sur le territoire Français ».


Photos de victimes au Mémorial du génocide à Kigali, capitale du Rwanda, le 26 mai 2021. LUDOVIC MARIN / AFP


Le procès de Félicien Kabuga à la Cour pénale internationale (CPI) ira-t-il jusqu’à son terme ? D’après les conclusions d’experts mandatés par le Mécanisme de l’Organisation des nations unies chargé de le juger depuis septembre 2022 à La Haye, l’homme, âgé de 89 ans selon ses dires, est atteint de « démence » d’origine vasculaire et serait « inapte » à comparaître. Selon un professeur l’ayant ausculté, Félicien Kabuga souffrirait de troubles de la mémoire, du raisonnement, de la communication et d’une détérioration de son état. La CPI devra se prononcer le 29 mars sur l’abandon ou non des poursuites contre cet homme accusé d’être « le financier du génocide des Tutsi ».


La justice internationale lui reproche d’avoir notamment livré des machettes par milliers et dirigé la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM) qui diffusait des messages encourageant l’extermination des Tutsi. « Ce procès arrive quasiment trois décennies après les faits [les crimes de génocide sont imprescriptibles], déplore Alain Gauthier, président du Collectif pour les parties civiles pour le Rwanda (CPCR). C’est beaucoup trop tard. Pour les victimes, c’est révoltant. »


« Une centaine de personnes liées, de près ou de loin au génocide des Tutsi, vivent actuellement sur le territoire français, estime encore Alain Gauthier. La justice est trop lente. Certaines plaintes ont été déposées au début des années 2000 et les procès sont toujours en attente. Des témoins disparaissent, des accusés décèdent ou deviennent inaptes à comparaître comme Félicien Kabuga. C’est scandaleux. Il faut être fou pour se battre et y croire encore. »


Félicien Kabuga a été arrêté en mai 2020 à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine) par les gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH) au terme d’une cavale de plus d’un quart de siècle. Sous plus de vingt-cinq identités différentes, il aurait séjourné en Suisse, en République démocratique du Congo (RDC), au Kenya et en Allemagne avant d’arriver en France, où il vivait avec un passeport émis par la RDC. Selon les révélations du Monde, il habitait en région parisienne depuis près de douze ans au moment de son arrestation.



Félicien Kabuga le 29 septembre 2019 lors de son procès à la Cour pénale international de La Haye. HANDOUT / AFP


En France, le premier procès a eu lieu en 2014, vingt ans après le génocide. Trois hommes ont à ce jour été définitivement condamnés : l’ancien capitaine de la garde présidentielle Pascal Simbikangwa à vingt-cinq ans de réclusion et deux anciens bourgmestres, Octavien Ngenzi et Tito Barahira, à la perpétuité. Claude Muhayimana, ancien chauffeur d’hôtel accusé d’avoir transporté des miliciens Interahamwe, a fait appel de sa condamnation à quatorze ans de réclusion en décembre 2021. Enfin, en juillet 2022, Laurent Bucyibaruta, un ancien préfet de 78 ans, a aussi fait appel de sa condamnation à vingt ans de réclusion pour « complicité de génocide et de crimes contre l’humanité ».


Depuis sa création en 2001, le CPCR a lancé trente-cinq procédures en France. Parmi les personnes poursuivies, certaines sont accusées d’avoir joué un rôle clé lors du génocide des Tutsi dont le bilan s’élève à un million de morts au printemps 1994.


Agathe Habyarimana

La veuve du président rwandais Juvénal Habyarimana, mort le 6 avril 1994 dans l’attentat perpétré contre son avion au-dessus de l’aéroport de Kigali, est souvent présentée comme l’une des dirigeantes de l’« Akazu », la « petite maison » en kinyarwanda. Selon plusieurs experts, c’est ce noyau dur d’extrémistes hutu qui aurait planifié et orchestré le génocide.


Suite à une plainte déposée en mai 2007 par le CPCR, Agathe Habyarimana, née Kanziga, est poursuivie pour « complicité de génocide et de crime contre l’humanité ». Son procès aura-t-il lieu ? En février 2022, la juge d’instruction chargée de l’enquête a mis un terme à ses investigations, prélude à un très probable non-lieu puisque aucune mise en examen n’a été prononcée à l’encontre de l’ancienne première dame rwandaise.



Agathe Habyarimana, veuve du président rwandais, le 30 avril 2014 au palais de justice de Paris. BERTRAND GUAY / AFP


En novembre 2020, Agathe Habyarimana a également été entendue dans le cadre de l’enquête visant Paul Barril, ancien gendarme de l’Elysée reconverti dans la sécurité de chefs d’Etat africains dans les années 1990. Cette information judiciaire a pour origine les plaintes déposées en 2013 par l’association Survie et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH). Les ONG accusent notamment l’ex-mercenaire d’avoir signé en mai 1994, au plus fort des massacres de masse, un contrat d’armement de 3 millions de dollars (2,78 millions d’euros) avec le gouvernement intérimaire rwandais alors qu’un embargo sur les armes avait été imposé par l’ONU. Avant et pendant le génocide, Paul Barril était en lien avec la famille Habyarimana, notamment avec deux de ses fils, mariés à deux filles de Félicien Kabuga.


Agathe Habyrimana a été exfiltrée du Rwanda à bord du premier avion de l’opération « Amaryllis », mise en place par la France entre le 8 et le 14 avril 1994 pour évacuer ses ressortissants. Elle a ensuite été accueillie à Paris « selon les directives » de François Mitterrand, comme l’a révélé le rapport Duclert, établi sur la base des archives de l’Etat pour connaître le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Recevant un mois plus tard une délégation de Médecins sans frontières (MSF), le président Mitterrand aurait lâché : « Elle a le diable au corps. Si elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels au massacre à partir des radios françaises. » Après quelques mois à Paris, Agathe Habyarimana est retournée en Afrique (RDC et Kenya) avant de revenir en France en 1998. Agée aujourd’hui de 80 ans, elle vit dans l’Essonne sans aucun statut légal puisque la France a refusé en 2011 de l’extrader vers le Rwanda, sans jamais lui accorder l’asile.


Aloys Ntiwiragabo

Lorsque le génocide commence, en avril 1994, Aloys Ntiwiragabo se trouve à la tête du renseignement militaire, le « G2 ». L’ancien colonel de gendarmerie a fait l’objet de mandats d’arrêts de la part du TPIR car il aurait, selon une ordonnance d’août 1997, « lui-même donné des ordres aux militaires des Forces de l’armée rwandaise d’exterminer tous les Tutsi et les Hutu complices. » Réfugié au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) après le génocide, Aloys Ntiwiragabo participe ensuite à la création des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), dont il devient général major lors de la seconde guerre du Congo, en 1998. Ce groupe armé, connu pour ses multiples exactions dans l’est du pays, est toujours en activité et a été désigné en 2012 « pour sanctions » par l’ONU.



Aloys Ntiwiragabo le 26 août 2020. - / AFP


Aloys Ntiwiragabo serait arrivé en France en 2006, échappant aux différents coups de filet du TPIR. En 2015, la cour administrative d’appel de Nantes lui a refusé la délivrance d’un visa au motif que « s’il n’est pas établi qu’il [ait] participé personnellement [au génocide], (…) il n’a pris aucune mesure pour faire cesser les massacres ni démissionné. »


Au terme d’une longue investigation, Mediapart a retrouvé sa trace dans la banlieue d’Orléans en juillet 2020. Un mois plus tard, une enquête préliminaire a été ouverte contre lui pour « crimes contre l’humanité » et Aloys Ntiwiragabo a été placé sous le statut de témoin assisté.


En janvier, Aloys Ntiwiragabo a intenté un procès pour « injure publique » à la journaliste de Liberation Maria Malagardis qui avait tweeté après l’enquête de Mediapart : « Un nazi africain en France ? Quelqu’un va réagir ? ». La journaliste a été relaxée en première instance par la 17e chambre du tribunal de Paris, la justice estimant notamment que son « propos n’avait pas dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression ». Aloys Ntiwirgabo a fait appel.


Philippe Manier

Philippe Hategekimana, naturalisé français en 2005 sous le nom de Philippe Manier, sera jugé à la cour d’assises de Paris du 10 mai au 30 juin. L’ancien adjudant-chef de la gendarmerie de Nyanza, dans la préfecture de Butare, au sud du Rwanda, est soupçonné du meurtre de Tutsi, dont celui d’un bourgmestre qui résistait à l’exécution du génocide dans sa commune. Selon l’ordonnance des juges, Philippe Manier, qui conteste les faits, est aussi suspecté d’avoir « ordonné l’érection de barrières » et d’avoir encouragé « les civils présents à tuer les Tutsi ».


Agé de 65 ans, celui qui était surnommé « Biguma » en 1994, était parti du Rwanda après le génocide. Il était arrivé cinq ans plus tard en France, où il avait obtenu le statut de réfugié sous une fausse identité. Domicilié dans la région de Rennes (Ille-et-Vilaine), il s’était reconverti en agent de sécurité. Il a ensuite quitté la France pour Yaoundé, au Cameroun, où il a été interpellé en mars 2018 et extradé un an plus tard. Il a été mis en examen en février 2019.


Sosthène Munyemana

La plainte déposée contre Sosthène Munyemana, installé en France depuis septembre 1994, par Survie et la FIDH remonte au 18 octobre 1995. C’est finalement vingt-huit ans plus tard, du 13 novembre au 22 décembre 2023, que son procès aura lieu devant la cour d’assises de Paris. Selon des éléments de l’ordonnance de renvoi, le médecin Rwandais est soupçonné d’avoir « volontairement soutenu le gouvernement intérimaire en signant une motion de soutien le 16 avril 1994, soit dix jours après le début du génocide » et contribué à mettre en place des « barrières » et des « rondes »pendant les massacres.


Sosthène Munyemanale 7 octobre 2010 à la cour d’appel de Bordeaux. PATRICK BERNARD / AFP


Sosthène Munyemana, qui a exercé au début des années 2000 comme médecin urgentiste dans un hôpital de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne), s’est vu refuser en 2008 sa demande d’asile en raison des soupçons pesant sur lui.


Laurent Bucyibaruta

Mardi 12 juillet 2022 en première instance, la cour d’assises de Paris a condamné Laurent Bucyibaruta, préfet pendant le génocide, à vingt ans de prison. Si l’ancien haut fonctionnaire, âgé de 78 ans, a été acquitté en tant qu’auteur de génocide, il a été reconnu coupable de « complicité de génocide et de crimes contre l’humanité », notamment pour les massacres de l’école de Murambi et les paroisses de Cyanika et Kaduha, le 21 avril 1994. Sur l’ensemble de sa préfecture de Gikongoro, située dans le sud-ouest du Rwanda, 125 000 Tutsi ont été exterminés au printemps 1994.



Laurent Bucyibaruta le 9 mai 2022 lors de son procès à Paris. BENOIT PEYRUCQ / AFP


Le long parcours judiciaire de Laurent Bucyibaruta a commencé par une plainte déposée en janvier 2000 par la FIDH et Survie. Quelques semaines plus tard, Laurent Bucyibaruta est arrêté et incarcéré à la Prison de la santé. Il recouvre la liberté en décembre 2000, mais est placé sous contrôle judiciaire.

En 2007, le TPIR émet un mandat d’arrêt international contre lui. Laurent Bucyibaruta est alors interpellé par la police judiciaire de Reims à son domicile, dans le département de l’Aube, mais, considérant que le mandat d’arrêt n’est pas valide, il est libéré une nouvelle fois. En août 2007, le TPIR émet un second mandat d’arrêt avant, finalement, de se dessaisir au profit des juridictions françaises qui mèneront leurs investigations pendant onze ans. Laurent Bucyibaruta, qui a été libéré après trois mois de détention pour des raisons de santé, a fait appel de sa condamnation.


Laurent Serubuga

Compagnon historique du président Juvénal Habyarimana, avec qui il a pris le pouvoir en juillet 1973, Laurent Serubuga a été le chef d’état-major adjoint des Forces armées rwandaises jusqu’en 1992. Une note de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), écrite en septembre 1994 et révélée par Mediapart en 2019, le présente, en compagnie du colonel Théoneste Bagosora, comme un « extrémiste du régime » et l’un des « principaux commanditaires de l’attentat du 6 avril 1994 », ce qu’il a toujours contesté.


« Cette opération aurait été préméditée de longue date par les extrémistes hutu, écrit la DGSE au sujet de l’attentat contre l’avion du 6 juillet 1994, dans lequel le président Juvénal Habyarimana a trouvé la mort et qui a servi d’élément déclencheur au génocide. L’assassinat de ministres de l’opposition modérée et de Tutsi, moins d’une demi-heure après l’explosion du Falcon présidentiel, confirmerait le haut degré de préparation de cette opération. »


Théoneste Bagosora, décédé en 2021 après avoir été condamné à trente-cinq ans de prison par le TPIR, et Laurent Serubuga « se sont longtemps considérés comme les héritiers légitimes du régime, écrit la DGSE. Leur mise à la retraite, prononcée en 1992 par le président Habyarimana, alors qu’ils espéraient obtenir le grade de général, a été à l’origine d’un lourd ressentiment. » D’après l’association Survie, qui a porté plainte en 2001, il est reproché à Laurent Serubuga « d’avoir été l’un des acteurs de la planification du génocide, en particulier d’avoir organisé “l’autodéfense civile” ».L’instruction est close depuis mai 2017.


Eugène Rwamucyo

Après une plainte déposée par le CPCR en 2007, Eugène Rwamucyo, 63 ans, a été renvoyé en octobre 2020 devant les assises pour sa participation au génocide des Tutsi. L’ancien médecin rwandais, qui clame son innocence, est accusé d’avoir participé à des réunions de responsables génocidaires à Butare, dans le sud du Rwanda en 1994, et il est aussi soupçonné d’avoir dirigé les opérations d’enfouissement de corps de civils.


Médecin à l’hôpital de Maubeuge (Nord), il a été suspendu en octobre 2009 puis licencié lorsque la direction de l’établissement a appris qu’il était visé par un mandat d’arrêt international émis par le Rwanda. Il a été interpellé six mois plus tard en région parisienne alors qu’il venait d’assister aux obsèques de Jean-Bosco Barayagwiza, cofondateur de la RTLM. La date de son procès aux assises n’a pas été fixée.


 

(c) 2023, Le Monde Afrique

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