Génocide des Tutsi : le procès de Félicien Kabuga suspendu à son état de santé mentale
Les juges de La Haye doivent statuer sur la poursuite des débats après un diagnostic de démence de l’ex-homme d’affaires rwandais âgé de 87 ans.
Félicien Kabuga à La Haye, le 29 septembre 2022, suit les débats du Mécanisme des Nations unies chargé de conduire les derniers procès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). HANDOUT / AFP
Le procureur voulait explorer le cerveau de Félicien Kabuga. Prouver qu’il avait eu cette « intention » particulière qui fait la singularité du crime de génocide : celle de vouloir exterminer un groupe, comme celui des Tutsi, ciblés pour le simple fait de leur existence.
Depuis le 8 mars, chaque centimètre du cerveau de l’ex-homme d’affaires rwandais, accusé de « génocide », de « crimes contre l’humanité pour extermination », « persécution » et « assassinat », est verbalement ausculté. Non plus pour connaître ses intentions passées, mais pour organiser la suite du procès. Dans un rapport confidentiel remis le 3 mars aux juges du Mécanisme des Nations unies chargé de conduire les derniers procès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), deux psychiatres et un neurologue ont conclu que Félicien Kabuga était atteint de « démence » d’origine vasculaire et ne serait pas apte à subir son procès. A au moins 87 ans, le vieillard souffre aussi de diabète et vient de traverser l’hiver avec une pneumonie.
Depuis la semaine dernière, les experts sont invités à la barre du mécanisme qui siège à La Haye et leur audition doit se poursuivre jusqu’au 30 mars. Ce jour-là, avocats et procureurs plaideront avant que les juges se retirent pour délibérer. En jeu : le procès de celui qui fut pendant vingt-six ans l’un des fugitifs les plus recherchés de la justice internationale.
Si les juges semblent vouloir mener ce procès à son terme coûte que coûte, « il ne sera pas possible de stopper ou d’inverser les changements que nous avons pu observer dans le cerveau de M. Kabuga », a déclaré la psychiatre Gillian Mezey, lors de l’audience du 23 mars. Félicien Kabuga comprend-il les charges portées contre lui ? « Quand je lui ai demandé ce qu’était un génocide, il m’a dit : “C’est l’extermination des gens”, explique la professeure Mezey. Et quand je lui ai dit qu’il pourrait, par exemple, finir sa vie en prison, il a dit que les gens [les témoins] mentent et que le tribunal ne les croira pas. »
« Incapable »
Comme souvent, l’accusé n’est pas présent au tribunal, mais il suit les débats par visioconférence de l’hôpital de la prison. Les écrans disposés dans la salle d’audience écrasent la perspective, donnant parfois l’impression ironique qu’il porte la couronne de lauriers qui figure sur le logo du mécanisme, affiché derrière lui. Son avocat, Me Emmanuel Altit, interroge : « Est-il possible d’avoir aujourd’hui un échange raisonné avec M. Kabuga (…) au sujet, par exemple, d’un témoin ou d’un élément de preuve ? » « Si vous parlez de la météo ou de ce qu’il a fait dans la journée, ce sera possible », répond la psychiatre.
Mais pour les questions plus complexes ? « Je suis clair, il est incapable de le faire étant donné ses capacités cognitives actuelles. » Depuis l’ouverture du procès à la fin de septembre 2022, seulement six heures par semaine sont consacrées aux audiences, en raison de la santé de l’octogénaire, et n’ont été pour l’instant entendus que 24 témoins.
« Quand on lui a demandé pourquoi il avait une barbe et pourquoi il n’avait plus la montre dont il était si fier, il n’a pas pu nous le dire », a aussi expliqué la semaine dernière le professeur Henry Kennedy. Le lendemain, Félicien Kabuga est apparu à l’écran dans son fauteuil roulant, rasé de près à l’exception d’une moustache, et portant une montre au poignet.
Dès son arrestation en mai 2020, à Asnières-sur-Seine, Félicien Kabuga a refusé d’être jugé. L’homme d’affaires simule-t-il la maladie pour échapper à la sentence ? La question est dans toutes les têtes. Chacun garde à l’esprit les images d’Augusto Pinochet quittant sa chaise roulante en arrivant à Santiago le 3 mars 2000, après que Londres a refusé de l’extrader vers l’Espagne où avaient été engagées des poursuites contre lui pour les crimes de la dictature.
Espérant évacuer la question, Dov Jacobs, l’un des avocats de M. Kabuga, interroge le professeur Kennedy : « A votre avis, est-ce qu’une personne atteinte de démence pourrait tromper pendant si longtemps un si grand nombre de personnes ? » Barbe blanche et fines lunettes, le psychiatre, qui a ausculté l’accusé à trois reprises durant l’année écoulée, botte un peu en touche, expliquant que, « comme tout psychiatre, ce qui est pour moi important est de garder en tête qu’on peut se faire berner. Dans l’affaire, en l’espèce, en me basant sur les conclusions, nous pouvons poser un diagnostic de démence ».
Le juge président, le Britannique Iain Bonomy, cherche des solutions pour ne pas refermer ce dossier sans verdict. En Angleterre, si un accusé est « inapte à plaider », les juges peuvent organiser un « procès des faits ». Le juge voudrait s’en inspirer. Dans ce cas, l’accusé n’aurait pas besoin d’être présent, seulement son équipe de défense. Mais, depuis son transfèrement aux Pays-Bas, en octobre 2020, Félicien Kabuga réclame de nouveaux avocats.
(c) 2023, Le Monde Afrique
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