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Nenad Jovanović

GÉNOCIDE OUBLIÉ DES ROMS (2/2) : AUJOURD’HUI, LES JEUNES DE CROATIE N’EN SAVENT PRESQUE RIEN

Deuxième partie :

[Wikimedia Commons/Wertq1]

Les autorités yougoslaves et croates ont marginalisé le martyre des Roms après la Seconde Guerre mondiale, qui a vu la quasi-complète annihilation de la communauté rom de Croatie. Depuis 2002, des efforts de mémoire sont faits pour que leur statut de victime de génocide à part entière soit reconnu, mais il reste encore à véritablement inclure leur histoire dans les manuels scolaires. Retour sur cette histoire marginalisée avec l’historien Danijel Vojak.


Novosti (N.) : Pourquoi certains historiens croates, en évoquant les crimes commis dans le NDH à la fois contre les Roms, les Serbes et les Juifs, omettent-ils généralement les crimes en Bosnie-Herzégovine ou en Syrmie ?


Danijel Vojak (D.V.) : D’une manière générale, ce sont les limites de notre historiographie, la plupart des historiens se concentrant sur la recherche au niveau local, et seule une petite partie d’entre eux orientant leur recherche par-delà les frontières de la Croatie. Cela vient de la politique à long terme des autorités étatiques consistant à soutenir uniquement la recherche sur l’histoire nationale, sans comprendre la prémisse de base selon laquelle l’histoire de la Croatie n’est pas seulement l’histoire du peuple croate, mais de tous les habitants qui ont vécu sur ce territoire ou y vivent aujourd’hui.


Comprendre l’histoire d’un village ou d’une ville en Croatie est presque impossible sans l’étude des contributions de leurs habitants juifs, allemands, hongrois, italiens, serbes et autres, y compris les Roms. C’est ce qui rend notre histoire extrêmement complexe puisque l’espace croate était un espace aux frontières multiples dans lequel s’entremêlaient divers intérêts culturels, religieux, sociaux et politiques. Aujourd’hui encore, la Croatie se trouve dans une position géostratégique similaire en tant que membre de l’UE par rapport aux pays qui ne le sont pas.


“La recherche sur le génocide des Roms doit être intensifiée et organisée. Nous avons besoin d’une recherche internationale et de la coopération d’historiens de nos pays.”


Une autre conséquence de l’accent mis par les historiens en Croatie sur l’histoire nationale et l’histoire du peuple majoritairement croate est la négligence de la recherche sur les régions en dehors de la Croatie où le peuple croate est relativement important. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de rechercher le territoire intégral de la Syrmie – aujourd’hui principalement située en Serbie – car sauf de 1918 à 1941 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette zone était située dans les unités administratives croates. On perçoit la même incohérence méthodologique dans l’historiographie croate portant sur la recherche concernant le territoire de la Bosnie-Herzégovine. L’importance de cette région est cruciale pour comprendre la politique du gouvernement oustachi dans son ensemble, puisque le NDH incluait également cette région. Je me suis attaché à inclure autant que possible dans mes recherches celles sur l’histoire des Roms en Syrmie et en Bosnie-Herzégovine. La recherche sur le génocide des Roms dans ces régions doit être intensifiée et organisée, et nous avons besoin d’une recherche internationale et de la coopération d’historiens de nos pays, pour développer nos historiographies européennes sur la souffrance des Roms en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Une condition préalable à une telle recherche scientifique est le soutien des institutions étatiques et européennes, ainsi que la constitution d’une équipe d’experts. Enfin, cela pourrait contribuer à complètement supprimer du discours public et scientifiquement dominant la notion du génocide des Roms en tant que « génocide oublié » ou « Holocauste oublié ».


« TSIGANES BLANCS », « TSIGANES NOIRS »

N. : Pourriez-vous nous en dire plus sur l’action de la communauté musulmane en Bosnie-Herzégovine qui a tenté de sauver une partie des Roms sédentaires ?


D.V. : Une population rom de religion musulmane et de mode de vie sédentaire vivaient sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine dès la période de la domination ottomane. Les gens les appelaient « Tsiganes blancs » comme une sorte d’opposé aux « Tsiganes noirs », qui désignaient souvent la partie nomade de la population rom.


Sans entrer dans une analyse scientifique détaillée du rapport des autorités oustachies envers les « Tsiganes blancs », je dirai juste que lors du recensement des Roms à l’été 1941, une partie des intellectuels musulmans et des personnalités économiques et sociales éminentes, avec le soutien d’institutions religieuses islamiques, ont refusé d’être inclus dans ce recensement.


De plus, autour de cette question s’est constituée une commission composée d’intellectuels musulmans et qui, sur la base des recherches de Leopold Glück de la fin du 19e siècle, a rédigé un document intitulé « Elaborat » dans lequel, en somme, elle prouvait que les « Tsiganes blancs » ne peuvent pas être considérés comme des Roms, mais exclusivement comme des musulmans, et donc comme de la population aryenne. Les autorités oustachies ont accepté cette position et, en août 1941, ont adopté une disposition exemptant les « Tsiganes blancs » de leur traitement ultérieur en tant que Roms.


“Certains remettent en question l’altruisme bosniaque, limité aux Roms musulmans sédentaires, sans protéger les Roms d’autres religions.”


Or, ils ont été incohérents et ne l’ont pas respectée. Après avoir adopté le décret du 19 mai 1942 sur la déportation de tous les Roms vers Jasenovac, ils ont aussi commencé à déporter des « Tsiganes blancs », notamment ceux de la région de Travnik. Ce comportement des autorités oustachies a provoqué une nouvelle réaction des intellectuels musulmans et des autorités religieuses islamiques qui, fin mai 1942, ont adopté la « Déclaration de Zenica » dans laquelle ils insistaient clairement sur la thèse selon laquelle les « Tsiganes blancs » devaient être traités comme des musulmans. Dans ce cas également, les autorités oustachies ont accepté de telles interprétations des « Tsiganes blancs » et ont arrêté les déportations vers le camp de Jasenovac avec une disposition spéciale.


Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout ces dernières années, certains intellectuels musulmans citent de plus en plus cet exemple comme un témoignage de l’humanité des autorités et des intellectuels musulmans dans la tentative de sauver les Roms. Mais peut-on l’interpréter ainsi ? Comme pour d’autres domaines relatifs à l’histoire des Roms, c’est une question complexe à laquelle il n’est pas possible de donner une réponse unidimensionnelle.


“Dans le même temps, chaque cas de sauvetage d’un membre de la société face à des persécutions génocidaires oustachies et nazies est un exemple de résistance extrêmement significatif.”


Selon les documents existants, les autorités oustachies ont poursuivi leur politique génocidaire envers les Roms sédentaires musulmans, ce qu’illustrent les crimes de masse dans la région de Bosanska Gradiška, où environ 60 d’entre eux ont été tués à l’automne 1944 lors de leur déportation vers le camp de Jasenovac. Il existe de nombreux autres exemples de meurtres de Roms musulmans en Bosnie-Herzégovine.


Rajko Đurić, un scientifique rom qui a également étudié les souffrances de son peuple pendant la guerre, s’interroge lui aussi de manière critique sur la question du sauvetage des « Tsiganes blancs». Certains intellectuels de Bosnie-Herzégovine, comme Amir Brka, remettent en question l’altruisme bosniaque, limité aux Roms musulmans sédentaires, sans protéger les Roms d’autres religions. En tant que scientifique qui s’intéresse à l’histoire des Roms depuis près de 20 ans, je me demande s’il peut être considéré comme humanitaire de sauver une partie du peuple rom, tout en niant l’existence même du peuple en question par leur intégration dans une autre ethnie. Dans le même temps, chaque cas de sauvetage d’un membre de la société face à des persécutions génocidaires oustachies et nazies est un exemple extrêmement significatif et un indicateur de la façon dont une partie de la population, malgré les difficultés de la guerre et au prix de sa propre sécurité, s’est opposée à une telle politique et s’est attachée à éviter sa mise en œuvre. Il y a eu de tels exemples de sauvetage de Roms en Croatie, en Serbie et dans d’autres pays européens. Ils témoignent de l’humanité exceptionnelle d’une partie de la population malgré la terreur menée par les autorités.


LA PARTICIPATION DES ROMS AU MOUVEMENT DE RÉSISTANCE ANTIFASCISTE

N. : Peut-on dire que les Roms, comme les Juifs, ont trouvé le salut en intégrant les partisans ?


D.V. : Non seulement comme les Juifs, mais comme les membres d’autres groupes minoritaires, Allemands, Tchèques, Slovaques... Les partisans roms n’étaient qu’occasionnellement évoqués dans les années 1980 lors de certains rassemblements culturels et scientifiques, mais même à l’époque on n’en savait presque rien.


D’une certaine manière, l’attitude marginalisante des autorités socialistes yougoslaves et croates, voire de la société dans son ensemble, à l’égard des victimes roms s’est aussi traduite par une absence de recherches et de connaissances sur d’autres aspects significatifs de leur position pendant la Seconde Guerre mondiale. L’une d’entre elles était certainement la question de la participation des Roms au mouvement de résistance antifasciste. Dans ses travaux, Rajko Đurić a mentionné avec désinvolture que les Roms n’étaient initialement pas les bienvenus dans les unités partisanes serbes, tout en citant plusieurs partisans roms de premier plan en Serbie, comme Stevan Đorđević Novak. Il faut mentionner aussi la courageuse Rom Milica Katić, qui a activement aidé les antifascistes serbes dès le début, avant de rejoindre le mouvement partisan avec ses deux fils. Elle a été capturée et emmenée au camp de Banjica, où elle a été torturée et tuée. De tels exemples, relativement méconnus du public, témoignent du courage des partisans roms.


“Les répertoires de certaines unités partisanes individuelles citent des Roms comme membres, mais leur nombre était certainement nettement plus élevé, une partie d’entre eux ne se déclarant pas comme Roms.”


En Croatie également, il existe de nombreux exemples de Roms ayant activement participé à des unités partisanes, et certains d’entre eux se sont distingués par leur courage et leur abnégation. Dans ce contexte, il est intéressant de mentionner une petite unité partisane rom que les partisans ont formée à partir de Roms en fuite dans les bois autour du village de Bijela, près de Daruvar, dans la seconde moitié de 1942. Une quarantaine de Roms se cachaient des autorités oustachies, qui procédaient alors à des déportations massives de Roms vers le camp de Jasenovac. Après être entrés en contact avec les Roms, les partisans ont formé une petite unité partisane rom, qui se distinguait par le fait que ses combattants luttaient aux côtés des membres de leurs familles. Ici aussi, on voit l’importance du lien familial chez les Roms. Plus tard, cette unité a été dissoute et ses combattants rattachés à d’autres unités.


Les répertoires de certaines unités partisanes individuelles citent des Roms comme membres, mais leur nombre était certainement nettement plus élevé, une partie d’entre eux ne se déclarant pas comme Roms. Dans l’un de ses ouvrages, Vladimir Dedijer décrit de braves saboteurs partisans roms dans la région du Banija, et dans certains des témoignages de Roms et de non-Roms ayant survécu à la guerre, il est mentionné que certains Roms ont activement combattu au sein d’unités partisanes. Les Roms, en tant que membres du mouvement de résistance, étaient présents dans de nombreuses unités militaires d’autres pays européens, en particulier dans les unités de l’Armée rouge, les partisans slovaques et italiens... Cet aspect de l’histoire des Roms doit être étudié plus en profondeur et ses résultats incorporés d’abord dans le récit plus large sur l’histoire de la souffrance de ce peuple pendant la Seconde Guerre mondiale, puis dans l’histoire et le curriculum croates.


N. : Dans quelle mesure les générations jeunes et celles plus âgées, en particulier roms, connaissent-elles l’histoire du génocide des Roms ?


D.V. : Malheureusement, les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent presque rien du génocide des Roms. Et comment pourraient-ils le connaître ? Au sein du système éducatif croate, ce sujet est encore insuffisamment abordé, souvent réduit à une mention désinvolte sur la souffrance des Roms, entre autres, pendant la Seconde Guerre mondiale et sous le NDH. Les collègues qui enseignent l’histoire me disent souvent qu’ils ont relativement peu de temps dans leurs cours pour parler du génocide des Roms. Dans le même temps, les médias écrivent principalement à ce sujet au moment de la commémoration à Uštica. Les films documentaires sur ces sujets ne sont pas diffusés à la télévision, et les jeunes ne s’y intéressent presque pas sur les réseaux sociaux, même si depuis quelques années, les jeunes roms en Europe se mobilisent de plus en plus pour les sensibiliser.


La solution à cette carence serait d’organiser des conférences spécialisées pour enseignants et élèves, des expositions dans les écoles, des ateliers, des voyages dans des mémoriaux comme le Mémorial de Jasenovac et le Centre commémoratif rom à Uštica. L’enseignement du génocide des Roms devrait faire partie intégrante d’une éducation plus large sur l’Holocauste et d’autres crimes et devrait être l’une des matières centrales de l’éducation des jeunes, pour éviter que de tels crimes se reproduisent. Compte tenu de la guerre actuelle en Ukraine, on aurait du mal à affirmer que l’Europe a appris quoi que ce soit de ce qui s’est passé il y a 80 ans. L’année dernière, l’Union des Roms de Croatie « Kali Sara » a organisé sa première université d’été centrée sur la confrontation avec le passé, sensibilisant élèves et étudiants roms pendant plusieurs jours à l’histoire de la souffrance de leur peuple. Cela n’est qu’un exemple de la bonne direction à suivre dans l’enseignement du génocide des Roms.

 

(c) 2022, Le Courrier des Balkans

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